Plus de transparence dans le marketing influenceur
Interrogé par Katja Schaer et Simon Matthey-Doret sur RTS La Première dans le Journal du matin du mardi 20 juin, Arnaud Dufour, nouveau professeur HES associé au sein de notre Institut revient sur les questions entourant la régulation des pratiques de marketing influenceur. L’interview peut être écoutée sur le site de la RTS, cet article lui apporte quelques compléments et références.
En quoi est-ce que ce modèle se distingue des pratiques publicitaires « traditionnelles » ?
Le marketing de l’influence, ou marketing influenceur est basé sur le bouche à oreille virtuel, lequel constitue un des fondements des réseaux sociaux. Son principe essentiel consiste pour une marque à s’appuyer sur la notoriété d’une personne pour développer sa propre notoriété ou celle de ses produits.
Dans le contexte des réseaux sociaux, ce phénomène peut se produire à l’initiative de la personnalité, quand elle donne son opinion sur tel ou tel produit de façon spontanée et désintéressée. Elle peut aussi se mettre en scène dans un contexte qui rend le produit ou le service visible, par exemple si elle séjourne dans un hôtel et partage des photos de son séjour, ou découvre un produit et en rend compte sur les réseaux sociaux.
Le fait qu’une personnalité apprécie une marque, un produit ou un service et partage librement cette appréciation sur les réseaux sociaux pose peu de problème en tant que tel. Là où les choses se troublent, c’est quand les marques dédommagent ou rémunèrent, sous des formes diverses, les personnalités pour que celles-ci postent des contenus qui leur sont favorables, sans indiquer (clairement) qu’elles ont été rémunérées par les marques citées. De l’échantillon offert aux rémunérations directes, en passant par les avant-première, l’éventail des pratiques que les marques déploient pour s’attirer les faveurs des influenceurs est très large.
Qui sont les influenceurs ?
Les influenceurs peuvent être :
- des personnalités « classiques », qui ont construit leur notoriété dans le monde réel, par exemple des acteurs, des personnalités du monde économique ou politique, des artistes, des scientifiques, des auteurs, etc. Certaines stars attirent des nombres vertigineux de suiveurs. Sur Facebook [1] par exemple Cristiano Ronaldo, Shakira ou Vin Diesel dépassent les 100 millions de fans. Sur Twitter [2], des personnalités comme Katy Perry, Justin Bieber et Barack Obama dépassent les 90 millions de suiveurs. Sur Instagram [3], Selena Gomez dépasse les 120 millions d’abonnés, suivie par Ariana Grande, Cristiano Ronaldo, Beyoncé, Taylor Swift et Kim Kardashian.
- des personnalités « digitales », qui ont développé spécifiquement leur notoriété dans l’espace média digital, notamment sur les réseaux sociaux, grâce à leur blog ou leur chaîne Youtube. Même si leur audience est en général moins importante quantitativement, elle intéresse au plus haut point les marques pour des raisons qualitatives, dans la mesure où elle permet d’atteindre des cibles très précises (âges, géographie, thèmes d’intérêt). Cela peut concerner aussi bien un blogueur mode s’adressant aux jeunes, une scientifique disposant d’une reconnaissance dans un domaine pointu ou une personne engagée dans le monde politique [4] ou associatif.
Chaque message posté par ces personnalités atteint un nombre assez réduit d’abonnés (quelques pourcents), mais étant donné les chiffres de leurs bases de fans, cette visibilité organique (organic reach) peut déjà conduire à de très larges audiences. Ces abonnés vont pouvoir s’engager vis-à-vis du contenu posté en l’appréciant, en le commentant ou en le partageant, ce qui accroîtra naturellement sa diffusion. La visibilité organique des messages postés peut aussi être renforcée par un appui publicitaire, c’est à dire en payant le réseau social pour qu’il diffuse plus largement le message en question.
Le marketing influenceur utilise la notoriété d’une personnalité pour faire connaître un produit, une marque, une idée… à travers des contenus qu’elle va poster à destination de son audience, c’est donc un marketing de contenus (content marketing) dont l’objectif est d’influencer le client en faveur de la marque.
En faisant appel aux influenceurs, les marques les utilisent pour plusieurs raisons :
- leur crédibilité, dans une recherche d’authenticité,
- leur capacité à mettre en scène le produit de façon originale, décalée,
- leur audience, notamment quand elle correspond à une niche ou un segment difficile à cibler par d’autres médias,
- leur capacité à transmettre un message à une audience, qui elle-même pourra le partager… (capacité d’engagement de l’audience),
- la possibilité de s’affranchir des bloqueurs de publicité, car ils ne filtrent pas les messages intégrés dans des contenus postés sur les réseaux sociaux,
- leur réel pouvoir d’influence sur les comportements d’achat.
On peut parler d’une zone grise – en termes de taille du marché et régulations ?
La problématique centrale qui préoccupe le régulateur est de savoir si le consommateur est correctement informé lorsqu’une marque rémunère un influenceur pour poster un message particulier, en d’autres termes, le consommateur peut-il identifier la nature publicitaire du message.
Sur la base d’un certain nombre d’exemples, la Federal Trade Commission a estimé que l’autorégulation du domaine n’était pas suffisante pour garantir une identification claire de la nature publicitaire des messages par les consommateurs. En avril dernier, elle a notifié aux influenceurs et aux marques qu’ils devaient impérativement déclarer clairement la nature publicitaire des messages. Elle a également préparé un guide destiné à répondre aux questions posées dans le contexte du soutien d’une marque par un influenceur.
Les Etats-Unis ne sont pas les premiers à réagir sur ce sujet. Au Royaume-Uni par exemple la Competition and Markets Authority (CMA) a rappelé à l’ordre les marketeurs en août 2016 suite à une enquête sur des cas concrets de publicité non signalée. Elle a publié trois guides sur les évaluations en ligne et le soutien à des produits, pour les responsables d’évaluation, les marketeurs, et les influenceurs digitaux. Ces guides ont été repris et adaptés par l’International Consumer Protection and Enforcement Network (ICPEN). En Espagne, l’Internet Advertising Bureau (IAB Spain) qui regroupe les acteurs de marché de la publicité digitale, a produit dès janvier 2015 des guides de recommandation sur les pratiques à adopter en matière de marketing sur les réseaux sociaux, de contenus de marque, de publicité native, et en janvier 2016 un guide spécifique sur le marketing influenceur.
Le fait que la FTC américaine intervienne est intéressant, car les fournisseurs des réseaux sociaux sont essentiellement nord-américains (à l’exception de acteurs Chinois)… et d’ailleurs très rapidement Instagram (qui rappelons-le appartient à Facebook) a réagi et fait évoluer sa plate-forme pour qu’il soit désormais possible de marquer un post comme étant un partenariat payant. Ces posts sont alors étiquetés avec la mention « Paid partnership with ». Facebook déploie en parallèle des outils de gestion de contenu de marque (branded content).
@songofstyle is about sharing my experiences with people and hopefully bringing them inspiration, whether in travel, fashion, or other areas of lifestyle…When working with brands like Volvo, it’s important to remember that people react to the realness of you, so Instagram’s new tagging tool will help show that my take on the XC90 is just that – mine. Aimee Song, Founder, @songofstyle
Source: https://business.instagram.com/blog/tagging-and-insights
Cet exemple montre que le régulateur peut intervenir, même contre les puissants GAFAs [5] et les contraindre à faire évoluer leurs pratiques en faveur de plus de transparence envers les consommateurs. Il faudra cependant rester attentif et veiller à ce que cette évolution soit bien déployée dans le monde entier, y compris dans les zones aux législations plus permissives.
Cela étant, dans ce cas précis la position des réseaux sociaux n’est pas exempte de conflit d’intérêt. En dehors de toute considération de transparence, ils ont un intérêt à marquer ces messages financés par les marques. En effet, ces budgets de marketing réservés aux influenceurs sont autant de moyens qui ne sont pas alloués à la publicité, sur les réseaux sociaux notamment.
Pourtant il est appelé à se développer ?
Oui sans doute, d’abord parce que les clients ne sont pas totalement dupes, et qu’ils font malgré tout la part des choses dans bien des situations. Ensuite parce que ces stars digitales attirent l’attention des internautes. Elles entretiennent l’attrait et nourrissent l’audience des plates-formes sociales, sans que celles-ci aient besoin de les rémunérer pour cette activité de création de contenu et d’animation, surtout si ce sont les marques elles-mêmes qui s’en chargent.
Ensuite, parce que les marques en ont besoin, notamment pour contourner l’opposition grandissante à la publicité classique que témoigne la montée en puissance des bloqueurs de publicité [6] (adblockers).
La croissance viendra aussi de l’efficacité de ces démarches en termes de rapport coût/bénéfice lorsqu’on les compare à d’autres techniques marketing.
L’évolution du domaine s’appuie aussi sur l’industrialisation de la gestion des campagnes de marketing influenceur. Dans le contexte des solutions informatiques destinées au marketing digital (les marketing technologies, ou martech), de nombreux outils informatiques ont vu le jour pour gérer et organiser le marketing influenceur.
Ces solutions couvrent un large spectre de fonctionnalités comme :
- l’écoute des réseaux sociaux et des influenceurs,
- la détection des influenceurs intéressants,
- l’évaluation de leur potentiel pour une marque précise,
- la gestion de la relation avec eux,
- la gestion d’une campagne,
- l’évaluation des campagnes.
Cette automatisation permet d’envisager des campagnes combinant de nombreux micro-influenceurs, c’est-à-dire des personnalités ayant des audiences de quelques milliers à quelques centaines de milliers de fans. Ces audiences sont croisées et agrégées afin d’atteindre collectivement la cible souhaitée.
Source : http://www.linqia.com/insights/influencer-marketing-landscape-2016-blog/
Quelles sont les dérives possibles ? Les risques ?
Les marques ne contrôlent pas totalement ce que disent leurs influenceurs et suivant les engagements elles doivent s’attendre à recevoir aussi des commentaires critiques de la part de certains influenceurs.
Parmi les risques, celui de ne pas sélectionner correctement ses influenceurs (mauvaise cible, faible capacité d’engagement…), ou celui de vouloir les inciter à publier des contenus trop formatés (manque d’authenticité), sans parler des contenus préfabriqués repris par plusieurs influenceurs en parallèle au point d’en devenir ridicules (répétition des même messages).
Et puis comme dans toute relation avec une personnalité il peut se produire des cas, rares heureusement, dans lesquels la star dérape en ternissant son image et le cas échéant l’image des marques qui lui sont associées.
Globalement, le marketing influenceur poursuit son développement et s’organise. Des agences spécialisées et des plates-formes émergent pour permettre aux annonceurs de mieux maîtriser cette forme de promotion particulière.
(Note: quelques références ont été mises à jour le 6 décembre 2019. L’IAB Espagne a notamment publié de nouveaux guides sur le marketing influenceur).
Pour en savoir plus, deux références :
- Linqia, The Influencer Marketing Landscape 2016
- Brian Solis, pour Traackr, Influence 2.0 – Le Futur du Marketing d’influence
Contact: Institut d’ingénierie des médias – Prof. Arnaud Dufour
[1] Source : http://fanpagelist.com/category/top_users/
[2] Source : http://fanpagelist.com/category/top_users/view/list/sort/followers/
[3] Source : https://socialblade.com/instagram/top/100/followers
[4] Voir par exemple http://www.ouest-france.fr/elections/presidentielle/quel-candidat-est-le-plus-populaire-sur-les-reseaux-sociaux-4843397
[5] Voir http://www.gafanomics.com/
[6] Sur ce thème voir https://www.iabfrance.com/contenu/adblock et https://www.fabernovel.com/insights/economie/adblock-enquete-sur-un-detraqueur-de-performance-digitale
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