Cécile Bucher rejoint le MEI : « Tout ingénieur amené à résoudre un problème est forcément créatif. »
En février 2021, Cécile Bucher a rejoint la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud (HEIG-VD)
Cécile est une « creative engineer », avec un parcours riche et passionnant dans les arts numériques.
Avec une expérience dépassant les frontières, de la Belgique à l’Autriche, en passant par la France et la Suisse, Cécile trouve son inspiration dans des arts visuels immersifs, vibrants, qui lui permettent avant tout de partager et raconter une histoire.
Grâce à cette interview, elle nous permet alors de mieux cerner son univers, mais également de retrouver le lien entre le domaine de la technologie et du design.
Nous nous réjouissons particulièrement de voir sa vision, ses projets et ses idées prendre vie au sein du MEI et ainsi permettre à tous ses nouveaux collaborateurs de bénéficier de son approche unique.
Cécile, peux tu nous décrire ton parcours au travers des arts numériques ?
« L’illustration représente une manière unique de raconter une histoire, avec une approche très différente de l’écrit. »
Dans les écoles de communication visuelle en Suisse, il n’y avait pas de section consacrée à l’illustration. Mon attrait pour l’art narratif m’a ainsi conduit à étudier l’illustration à l’institut des Arts Saint-Luc à Bruxelles il y a une vingtaine d’années. Cette formation m’a permise de toucher au dessin, à l’acrylique ou encore à la gravure. L’illustration représente une manière unique de raconter une histoire, avec une approche très différente de l’écrit.
C’est un peu par hasard à la bibliothèque de l’école que j’ai découvert les arts numériques. J’ai commencé à m’intéresser à des artistes comme Jeffrey Shaw, qui dans les années 80 travaillait sur des installations immersives ainsi que sur des installations de réalité virtuelle ou de réalité augmentée. Cet attrait pour les aspects immersifs permet de raconter un monde visuellement.
J’y ai également découvert l’artiste Vera Molnár, une pionnière dans les arts numériques, qui déjà dans les années 60 utilisait des langages comme Fortran pour créer des multitudes de variations de formes géométriques à l’aide d’un plotter.
Ce domaine m’a tellement fasciné que cela m’a motivé à étudier l’informatique à l’EPFL pour comprendre un peu mieux la matière même de ces arts numériques. Mon diplôme en poche, j’ai travaillé deux années chez Ozwe en 2009, une start-up issue de l’EPFL auprès du Professeur Frédéric Kaplan. J’ai notamment participé au développement du robot Qb1, un objet doté d’un écran motorisé avec lequel les utilisateurs pouvaient interagir avec les gestes. J’ai finalement rejoint Ars Electronica (à Linz en Autriche) en 2010 en tant que creative engineer.
Peux-tu nous dire ce qu’est le métier de « Creative Engineer » ?
Tout ingénieur amené à résoudre un problème est forcément « créatif ».
C’est un terme vaste et transdisciplinaire. J’y réponds souvent en disant qu’un « Creative Engineer » est un ingénieur qui travaille dans les industries créatives, mais cette réponse reste un peu rapide et incomplète à mon goût. Tout ingénieur amené à résoudre un problème est forcément « créatif ».
Le domaine de la technologie et du design ont souvent été considérés comme séparés : aujourd’hui encore dans de nombreuses situations le designer va typiquement créer un concept que l’ingénieur sera amené à implémenter par la suite.
Un creative engineer aura souvent une formation double en ingénierie ou technique et une formation en art ou design. Il sera amené à prototyper et à créer des dispositifs interactifs ou immersifs que cela soit dans le domaine de la réalité virtuelle ou augmentée, de la robotique, du IoT, des interfaces tangibles, hybrides ou multi-écrans ou encore dans le domaine de la mode ou de la 3D. Il possède également un processus de travail qui est propre à sa discipline. Le projet final est rarement défini à l’avance et se cristallise surtout à travers les diverses itérations et échanges au sein de l’équipe. Nous naviguons alors plus dans le domaine de l’expérimentation avec un aspect bricolage, prototypage etc.
Qu’as-tu fait au sein d’Ars Electronica ? Quel fut ton projet favori ?
À Ars Electronica, j’ai essentiellement travaillé sur des installations interactives dans le domaine de la muséographie et de l’événementiel. C’était une expérience intéressante pour moi, car nous étions impliqués dans les projets depuis leurs premières phases de conception jusqu’à leur implémentation finale.
J’ai particulièrement apprécié travailler sur le stand interactif de 800 m2 qu’a réalisé Ars Electronica Solutions pour la foire de métallurgie de Düsseldorf (METEC) dans lequel j’ai pu notamment participer à la réalisation de l’installation centrale du stand, constituée de 24 écrans, dont 12 pouvaient pivoter sur 360 degrés.
« Programmer avec des objets distribués, c’est donc une autre façon de réfléchir. »
Avec Petros Kataras, nous formions un binôme pour le développement du software: il avait la charge du Backend tandis que j’avais la charge du Frontend. L’objectif était de développer un logiciel pour pouvoir commander et coordonner les mouvements des moteurs par rapport au contenu diffusé sur les nombreux écrans, ce qui constituait un véritable challenge. Comme dans beaucoup d’autres projets à Ars Electronica Solutions, il s’agissait également de programmer pour un environnement distribué. On ne réfléchit donc pas seulement à un programme unique mais comment plusieurs programmes peuvent s’exécuter en parallèle. L’objectif est de pouvoir partager au sein des machines tous les paramètres liés à chacun des composants visuels, comme leur position, leur couleur ou encore leur taille pour qu’ils puissent se déplacer de manière fluide d’un écran à l’autre. Cela devient donc particulièrement complexe si on a affaire à un système de particules ! Programmer avec des objets distribués, c’est donc une autre façon de réfléchir, car dans la plupart des cas il n’existe pas encore d’outils pour faire fonctionner l’ensemble surtout si l’on veut que cela soit extensible pour 10, 20 ou même une centaine d’écrans.
Ce projet intense s’est déroulé sur trois mois pour une exposition de 4 jours. Par conséquent, tout devait être réglé comme une montre et parfaitement fonctionner. On est donc au-delà du simple prototypage. Avec de la programmation distribuée, la fluidité c’est la clé, nous devions par exemple être très attentif à conserver un framerate synchrone entre les machines utilisées.
De plus, il était nécessaire de raconter une histoire, en dehors de l’aspect purement technique. Tout le design d’animation visuelle réalisé devait faire sens à tout moment.
Après de telles expériences, qu’est-ce qui t’a conduit au MEI ?
Quand j’étais en Autriche, j’ai repris des études en arts visuels à l’Université d’Art de Linz, des études que j’ai par la suite terminé ici à la Head à Genève. En parallèle, je me suis mise à mon compte et j’ai pu travailler entre autres pour le laboratoire Reflective Interaction de l’Ensadlab à l’École Supérieure nationale des Arts Décoratifs de Paris. Cela m’a permis d’expérimenter d’autres voies et j’ai eu envie de pousser plus loin cet aspect recherche. C’était donc une grande chance pour moi de pouvoir intégrer le MEI, un institut avec une pratique multidisciplinaire et qui questionne les nouveaux modes de communications.
Au sein du MEI, quels sont les projets qui te motivent et qu’en attends-tu ?
J’aimerais beaucoup pouvoir explorer des alternatives aux traditionnelles interfaces écran et proposer des systèmes mécaniques motorisés formés d’éléments tangibles afin de créer d’autres formes de visualisation, des solutions peut-être plus esthétiques et mieux intégrées à l’espace architectural.
inFORM – Interacting With a Dynamic Shape Display from Tangible Media Group on Vimeo.
Des projets comme le Dynamic Shape Display (inFORM) du Tangible Media Lab du MIT ou encore les installations cinétiques de l’agence berlinoise Art+Com sont des projets que je trouve profondément stimulants.
Le MEI a également des projets en cours que je me réjouis de pouvoir intégrer, comme l’événement M50 qui se déroulera tout au long de l’année académique 2021-2022 afin de célébrer les 50 ans de la filière ; ou encore les projets issus du partenariat entre la HEIG-VD et la Maison d’Aillleurs que je trouve réellement passionnant.
A terme, je pense qu’il serait possible d’équiper le MEI avec un atelier de prototypage pour y amener la culture des makers issue des Fablabs et par là contribuer à créer un environnement motivant et propice au partage d’idées.
Quelle place prend dans ton travail le concept d’interface homme-machine ?
Nous sommes plongés en permanence avec des machines, donc nous sommes tous, d’une certaine manière, confrontés à des problématiques d’interfaces homme-machine à tout moment. Cependant, les projets ou les directions qui m’intéressent le plus concernent plutôt des dispositifs qui favorisent une interaction directe entre les individus et dans ce sens, on pourrait donc plutôt parler d’interfaces homme-machine-homme.
Je pense par exemple à l’expérience du Shadowgram, un dispositif qui prend la silhouette des gens pour ensuite être imprimée sur du vinyle noir. Il permet alors une interaction discrète de soi : on peut ainsi se reconnaitre sans être reconnu. Il s’agit alors d’un moyen d’expression anonyme pour par exemple exprimer son avis.
Ou encore l’expérience « Klangwolke ABC », un projet participatif où les utilisateurs étaient invités à créer leur propre lettre, munie de leds et d’un récepteur radio, pour créer collectivement un évènement où mots et messages s’affichaient à tour de rôle.
Comment se découpe ton travail dans le cadre d’installations telles que « Don’t be such a square » ?
Ce projet me permet d’exprimer une vision utopique, celle que les objets physiques soient « reprogrammables ».
J’avais avant tout envie de raconter l’histoire d’un carré voulant aller au-delà de sa définition mathématique et par là, en déformer ses angles et sa géométrie. Et de nombreuses questions techniques se sont accumulées sur ce projet, telles que multiplier les structures metalliques tout en réduisant leur taille afin d’obtenir une fluidité visuelle. Le choix du textile était également essentiel, ne devant faire aucun pli pour donner l’impression que c’était une peinture. Finalement, le bruit des moteurs devait être inaudible, la lumière et l’éclairage idéals, ainsi que le lieu d’exposition.
Ce projet me permet d’exprimer une vision utopique, celle que les objets physiques soient « reprogrammables ». Je ne parle pas de VR, ni d’objets connectés, mais bien de formes physiques qui serait modelables.
Ce projet a été exposé à Paris au cours de l’événement « Nous ne sommes pas le nombre que nous croyons être » proposé par la fondation Daniel et Nina Carasso et qui s’est déroulé en février 2018 durant 36h en continu à la Cité internationale des arts.
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