Les Bots de ces lieux…
Ces lieux que l’on arpente, toujours plus souvent, toujours plus longtemps, sont propices à la prolifération d’une curieuse espèce : les Bots – soit des entités numériques (des « agents logiciels »), en principe contrôlées à distance, plus ou moins diversifiées, tantôt solitaires tantôt organisées. Si vous saviez… Invisibles comme l’air, rapides comme l’éclair, les Bots occupent le terrain ; jusqu’aux contrées les plus reculées, ils foisonnent. Les avez-vous croisés ?
De tous les Bots, le « Spider » – ou « Crawler » en moins intime – est sans aucun doute le plus connu. L’araignée parcourt sans cesse la toile : son travail consiste à « indexer des ressources », autrement dit à collecter un maximum de contenu documentaire. Dans quel but ? Alimenter un moteur de recherche, et vous permettre au final de trouver « la » réponse. Ceux d’entre vous qui « gèrent un site » sont encouragés à sympathiser, c’est élémentaire. Pour ce faire, il suffit de respecter un certain protocole. La première négociation passe par la « politique de sélection » : l’araignée doit trouver son chemin – parmi d’innombrables domaines, sites, pages ou liens – puis décider du mode d’inspection qui va lui donner la meilleure récolte. Que faire en un temps record ? Visiter vaguement un maximum d’emplacements ? Ou explorer chaque recoin au peigne fin ? La bonne nouvelle, c’est que l’araignée accepte volontiers d’être guidée : il suffit de lui indiquer votre adresse pour qu’elle descende de son nuage et se pointe aussitôt. Pourtant, les épreuves suivantes sont moins commodes. Sitôt que vous liez connaissance, elle se forge sa propre « politique de fréquentation » : si votre environnement est mouvant, intéressant, elle reviendra plus souvent ; dans le cas contraire, vous aurez beau la sommer de repasser, elle risque fort de vous oublier. La « politique de politesse » est tout aussi délicate : l’araignée est supposée appliquer diverses consignes que vous lui auriez soufflées – « Viens par ici, ne passe pas là, indexe ceci mais pas cela » ! Mais là encore elle peut n’en faire qu’à sa tête… Comme pour le reste (stratégies d’optimisation, politiques d’archivage), l’araignée ne rend des comptes qu’à son créateur. Tout vous échappe. Quoique… L’araignée est multiple, et l’une d’entre elles est forcément à votre portée : l’agent de veille – un Bot plus domestique – ne se soucie que de votre soif d’exploration et de découverte. Et si la pratique se généralisait ? Des Bots adoptifs par millions, serviles et besogneux pour les uns, parasites impénétrables pour les autres ?
Rien de nouveau, les lieux virtuels sont noirs de sombres Bots. A l’exemple de ceux qui s’ingénient à vous transmettre des offres défiants toute concurrence pour améliorer vos performances. Vous ne les recevez plus ? Probablement parce que d’autres Bots, plus purs, assurent votre protection, en toute « transparence ». Vous l’avez compris, ils sont bien là, occupés à chercher la faille, obstinés à tisser les mailles. Tantôt le ciel s’obscurcit, non pas par le poids du nombre – le cyberespace est immense –, mais par le caractère malicieux, sinon pernicieux, du Bot dont vous n’êtes pas le héros. Essayez, pour voir, de mettre en ligne un formulaire de contact : nom, prénom, téléphone, domicile, etc. Tout à coup, sans crier gare, un Bot débarqué de nulle part se mettra au travail… C’est une avalanche de messages qui vous attend ! Vous serez alors tenté d’ajouter une question subsidiaire – sans rapport avec l’objet du formulaire – ou un « captcha », petit texte composé de caractères difformes, à décrypter, juste histoire de vous assurer du caractère humanisé de votre utilisateur. Ouf, le flux est endigué. C’est sans compter l’intervention d’un Bot plus facétieux : sa fonction essentielle consiste à cloner votre énigme pour la soumettre à un humain véritable – dans un autre contexte –, puis à resservir aussitôt la réponse au Bot initial, qui butait sur votre parade. C’est peut-être au détour d’une transaction douteuse, perpétrée dans un lieu pour adultes à fort trafic, que de l’avalanche vous passez au déluge. Or, rien ne vous empêche d’être blagueur à votre tour. Vous pouvez dissimuler une question standard dans votre formulaire, invisible à l’humain ; celui qui y répondra est forcément un Bot, tombé dans le panneau, éliminé ! Bref, sans les précautions d’usage, tout système destiné à opérer une transaction entre humains est pris d’assaut par des armées de soldats électroniques dont l’objectif consiste à décrocher un maximum de contacts avec le monde physique. Quand bien même, de votre point de vue, ils se sont juste acharnés à vous nourrir en relations aussi futiles qu’imaginaires. Stupide ? Effectivement… jusqu’à ce qu’ils arrivent à vous livrer des coordonnées crédibles, des profils enviables.
Vous serez alors en contact avec des collections d’avatars. Sans le savoir ? Pourquoi pas ! Il y a plus simple pour s’en convaincre. Contentez-vous de remplir un formulaire – soigneusement choisi, par exemple, parmi ceux qui vous ouvrent la porte sur un monde qui vous permettra de rejoindre l’âme sœur ! Un choix haut de gamme se présente à vous, mais impossible de conclure ; le Bot ne se rencontre pas dans le réseau, il se contente d’attirer. Cela dit, de nombreux Bots restent bien aimables…
Prenez « Analphabot », dont la tâche consiste à harmoniser les contenus d’une célèbre œuvre encyclopédique collective. Il ne fait pas des miracles, il s’en tient à appliquer des règles assez basiques de typographie ou d’orthographe, mais il ne se trompe jamais, n’est jamais fatigué, rarement malade, et s’exécute beaucoup plus vite que n’importe lequel d’entre nous, de jour comme de nuit ! Dans la même veine, il y a ces Bots qui vous écrivent pour obtenir une confirmation, vous remercier, vous informer, vous offrir… Le propos est souvent pertinent, ils manient le verbe à la perfection. Vous leur avez répondu une fois ou l’autre, prouvant ainsi qu’ils ne sont pas si déshumanisés.
D’autres sont carrément agaçants : ils vous brandissent sans relâche des publicités pour un produit que vous aviez certes en son temps convoité, mais décidé finalement de ne pas acheter. Pire encore, ceux qui augmentent le prix d’une prestation à la mesure de l’intérêt que vous lui portez… Dans le genre « coûteux », il y a ceux qui s’attaquent aux annonceurs. Une campagne massivement « suivie », mille clics, dix mille affichages, cent mille vues… les compteurs ne s’arrêtent plus de tourner, il faut payer ! Ces « Adbots » passent habilement pour des humains. Comme certains, la publicité, ils l’adorent, la dévorent, et la meilleure, c’est qu’ils habitent volontiers dans votre ordinateur !
Chassez le Bot qui est en vous, soit, mais après tout vous avez le droit de penser que les autres l’ont bien cherché. Un peu comme dans l’univers impitoyable des jeux en ligne, pour gagner facilement, il faut produire des perdants. Sans aucun doute, les espaces de divertissement sont particulièrement infestés : rappelez-vous lors de votre prochaine partie, accumuler des crédits, acquérir un super-pouvoir, terminer le niveau… le joueur qui tient un bon Bot à sa botte devient vite imbattable ! Tiens, un Bot à vendre ? Ne succombez pas à la tentation, c’est un virus assurément ! Dans un contexte de compétition, considérez le paradoxe : un Bot étant reproductible à l’infini, quel avantage concurrentiel vous procurerait-il si chacun en avait un ?
Ici les Bots ne s’achètent pas, ils se programment. Même constat dans le monde du courtage, la cotation, les indices boursiers, un milieu extrêmement volatile, symbolisé par des chiffres exclusivement. Personne ne peut prétendre calculer, repérer, décider, vendre ou acheter plus vite qu’un Bot. Mais au fond, si les « Trading Bots » procuraient de l’argent facile à ceux qui les acquièrent, pourquoi d’autres les braderaient-ils ? Quoi qu’il en soit, ces lieux sont fertiles. Les Bots pullulent et n’ont pas fini d’étonner !
Avez-vous déjà discuté – par clavier interposé – avec un « Chatbot » ? Orthographe irréprochable, éloquence, répartie… En effet, la fascination tombe assez vite à mesure que le dialogue tourne au simulacre. Mais le journalisme automatique, vous connaissez ? Un bon algorithme, une source de données adéquate, et voilà qu’ils pondent : bulletin météo, horoscope, tirage du loto… La chronique « Tremblements de terre » du Los Angeles Times est assurée par « QuakeBot », une star du genre. Toujours plus fort, désormais les Bots vous la racontent : récits authentiques, intelligibles, intelligents bien qu’artificiels, parfois composés rien que pour vous. Vous risquez d’adorer ! C’est sûr, les bots vont vous affecter.
Ils sont capables de tout. Avez-vous remarqué comment ils traitent vos amis en société ? Votre média préféré est social, parce que vous pouvez échanger, partager, aimer… Certes, mais au fond qui filtre, qui fixe les priorités, qui notifie ? Et ces drôles de tendances : économie de l’attention, cartographie de l’émotion, industrie de la recommandation, que se passe-t-il vraiment ? La question est intéressante. Encore une fois, qui classe quoi ? Comment ? Qui associe ce message à cet individu ? Qui masque telle annonce ou censure telle autre ? Qui alerte cette personne mais pas celle-là ? Pourquoi ? Vous disposez bien de quelques libertés, de quelques paramètres à activer. Il y en a même tellement, assez pour tout contrôler. Non, là c’est certain, vous vous trompez ! Prenez garde, ils ne sont pas légendaires, ils sont ici mais vous ne savez pas vraiment où, ni s’ils travaillent pour ou contre vous.
Avec les Bots de ces lieux, c’est un peu comme dans le conte homophone, vous allez devoir faire la course. Sauf que, sept lieues, pour eux, c’est une paille. La notion même de distance leur est ridicule. Alors quoi ? Course à l’intelligence ? Transmission des connaissances ? Tout cela est en route. Il s’agit maintenant de trouver le chemin de la sagesse. Souvenez-vous : les bottes fantastiques s’adaptaient à la taille de celui qui les chaussait. Trop facile ! Les Bots des temps modernes renversent cette logique. Ils vous possèdent, et vous vous adaptez. Dure réalité ! Quoique, vous pourriez vous mettre à programmer. Science-fiction ou nécessité ?
Maintenant que vous savez…
Qu’allez-vous imaginer ?
Illustrations : Sandrine Divorne, HEIG-VD © 2015
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