Le cinémagraphe, un interstice entre cinéma et photographie
Les cinémagraphes sont des objets visuels hybrides, entre la photographie et la vidéo. Certains sont inscrits dans le mouvement et proposent une esthétique proche de celle des images GIF animées, d’autres sont presque statiques et ressemblent à des photographies dont seul un détail est animé.
Les cinémagraphes exposés à l’occasion de la deuxième édition des Rencontres du 7e art de Lausanne – Espace des Rencontres du Quartier du Flon, 7 au 10 mars 2019 – ont été réalisés à partir d’une sélection de films du programme. Ils proposent un regard alternatif sur des images d’anthologie.
Univers de création spécifique dans le domaine artistique, le cinémagraphe est également présent dans la communication d’entreprise, notamment sur les réseaux sociaux et dans la publicité digitale depuis le début des années 2010. Il a trouvé sa place entre la photographie et la vidéo.
Une catégorie d’objet connecté
A travers cette exposition, nous avons souhaité présenter le cinémagraphe dans un contexte inhabituel, en lui faisant quitter l’écran minuscule du mobile ou celui de l’ordinateur pour s’afficher en grand format sur des cadres d’art numériques. Le choix de ce dispositif de monstration répond également à une volonté de présenter au public un objet connecté dont le marché est encore émergent, notamment en Europe. Ces cadres d’art ont beaucoup évolué ces dernières années pour offrir désormais une grande qualité d’image et une bonne intégration dans l’habitat connecté.
L’exemple du cadre proposé par Meural illustre le concept de cadre d’art numérique, lequel inclut en général un encadrement de qualité (bois laqué ou brut), un passe-partout et un écran mat de haute résolution (HD ou 4K). Ses concurrents directs comme Memento ou Depict proposent des formats plus grands (jusqu’à 35 et 49 pouces), mais ne supportent pas la vidéo. Samsung commercialise avec The Frame une option plus proche d’un écran de télévision (de 43 à 65 pouces).
Ces cadres d’art sont centrés sur la monstration des images numériques et sont couplés à des applications mobiles qui permettent de les piloter. Ils peuvent ouvrir des perspectives nouvelles pour montrer des œuvres d’art numérique (images de synthèse animées ou non).
Un potentiel de transformation numérique
L’ambition des acteurs de ce marché ne s’arrête pas à l’idée de proposer des cadres permettant aux particuliers d’afficher leurs photos personnelles. Meural et Depict s’intéressent explicitement au marché de l’art à travers une offre sur abonnement permettant d’accéder à des bibliothèques d’œuvres issues de musées, de grandes collections ou directement d’artistes contemporains sélectionnés.
À l’heure actuelle, il est difficile de prédire si la promesse de « faire entrer chez soi des œuvres muséales » peut se réduire à une forme à peine modernisée de l’achat d’un poster souvenir, ou s’il s’agit d’une transformation plus profonde, analogue aux mutations numériques des univers de la musique et du cinéma avec l’arrivée du téléchargement et du streaming.
Un exercice de design fiction très simple à imaginer consiste à se projeter fictivement dans un monde où un géant comme Apple proposerait un tel cadre d’art, et ajouterait dans un iTunes amélioré une rubrique consacrée à la photographie, au dessin, à la peinture et à l’art numérique. Cette offre permettrait à tout un chacun d’acheter ou de louer des œuvres pour les afficher chez soi sur un ou plusieurs cadres d’art.
L’impact potentiel de cette vision reste à explorer, mais elle soulève des questions de fond par rapport à la transformation digitale du monde de l’art. Elle interroge bien sûr la monstration de ces œuvres, mais aussi la possession et la collection d’œuvres numériques ou d’œuvres duales combinant une version physique et son jumeau numérique. Les impacts économiques potentiels d’une telle vision sont loin d’être négligeables tant elle questionne la notion d’original, de multiples, de valeur ou de répartition de la valeur entre les acteurs du marché de l’art.
Ce passage par le décentrage qu’impose l’exercice de design spéculatif montre que l’impact potentiel de ces cadres d’art numériques dépasse peut-être le domaine de la simple photographie vernaculaire et pourrait bien porter en lui les germes d’une transformation bien plus profonde de la monstration et de la possession des œuvres.
Quelques précisions techniques sur ce projet
La réalisation d’un cinémagraphe part d’une séquence vidéo dans laquelle une partie de l’image est figée. Plusieurs logiciels peuvent être utilisés pour les réaliser, notamment Flixel Cinemagraph Pro ou Adobe PhotoShop. Dans ce projet, Flixel a été retenu, en combinaison avec Final Cut Pro. Les séquences sources sont d’abord extraites des films (Ultra HD Blu-ray, Blu-ray ou simples DVD). Ces séquences sont ensuite traitées pour figer les zones qui doivent l’être et générer des fichiers vidéo optimisés. Les fichiers produits et affichés sont des fichiers vidéo en HD (1920×1080 à 30 fps). En tout, plus de 90 cinémagraphes ont été produits.
Les cadres d’art numériques utilisés sont des cadres Meural Leonora Black. Ces cadres d’une diagonale de 27 pouces coûtent environ 600 francs suisses. Ils sont capables d’afficher des photographies et des vidéos et sont dotés d’une interface gestuelle (désactivée dans le cadre de l’exposition) et même vocale (avec Amazon Alexa). Meural est une entreprise américaine créée en 2014. C’est un des leaders du domaine du cadre d’art numérique (digital art frame). Elle a été absorbée par le groupe Netgear fin 2018.
Sources des cinémagraphes
L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot (2009). Belle de jour de Luis Buñuel (1967). Metropolis de Fritz Lang (1927). Man on Wire (Le Funambule) de James Marsh (2008). Ai no corrida (L’Empire des sens) de Nagisa Ôshima (1976). Solaris de Andreï Tarkovski (1972). Un chien Andalou de Luis Buñuel (1929). Freaks (La monstrueuse parade) de Tod Browning (1932). Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979). Blanche-Neige et les Sept Nains de Walt Disney Productions (1937). Clockwork Orange (Orange mécanique) de Stanley Kubrick (1971). Les Valseuses de Bertrand Blier (1974). The Shining de Stanley Kubrick (1980). 2001: A Space Odyssey (2001, l’Odyssée de l’espace) de Stanley Kubrick (1968). Fitzcarraldo de Werner Herzog (1982). Le Mans de Lee H. Katzin (1971). The Matrix de Lana Wachowski, Lilly Wachowski (1999).
Réalisation
Cette proposition réalisée par le Media Engineering Institute (MEI) de la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du canton de Vaud (HEIG‑VD) s’inscrit dans un partenariat avec les Rencontres 7ème Art Lausanne.
Réalisation des cinémagraphes: Shadia Huggenberger, avec le soutien de l’Institut MEI, en particulier de Sandrine Divorne. Direction technique : Loïc Fürhoff.
Sur une proposition du Prof. Arnaud Dufour, HEIG-VD / MEI.
Les cadres d’art numériques utilisés sont des cadres Meural Leonora.
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